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Tsui Hark, l’iconoclaste du cinéma hongkongais

Y aurait-il un paradoxe Tsui Hark ?

Avec cinquante films en tant que réalisateur et une bonne vingtaine de plus comme producteur en quarante années tout rond, le cinéaste hongkongais fait objectivement figure de colosse dans le paysage cinématographique asiatique contemporain. Pourtant, et invariablement depuis le début de cette prolifique carrière, notre accès à ses films est toujours retardé par une distribution aussi lacunaire qu’aléatoire en France, insuffisance comblée par une perpétuelle séance de rattrapage sur DVD ou Blu-ray. Ce dysfonctionnement entretient la confusion autour de la connaissance que nous avons des réalisations d’un cinéaste dont le nom, sonnant comme un coup de fouet, interpelle. Étonnamment, la rareté de ses films semble entretenir la popularité d’une œuvre demeurant l’objet d’une continuelle redécouverte, certes relative auprès du grand public. Tsui Hark rapproche dans leur largesse les territoires de la cinéphilie, apparaît comme un point de jonction entre deux générations de passionnés auxquels il ouvrit la porte du cinéma hongkongais, entre la fin des années 1980 et la première moitié des années 1990. Au même moment, qui est aussi celui de son anecdotique mise en concurrence par la critique avec John Woo, occultant que Tsui Hark relança la carrière de ce dernier en produisant les films2  dont elle faisait l’éloge, s’affirmait une autre facette essentielle du cinéaste qui, imperturbable, poursuivait sa trajectoire, révélait là Jet Li dans The Master (1989), redonnait ici du service au patriarche King Hu dans Swordsman (1990).

En 1984, Tsui Hark crée avec sa femme, la productrice Shin Nansun, la société Film Workshop. Ce tournant révèle chez celui qu’on ne voyait alors de très loin, un entrepreneur soucieux de son indépendance, sachant s’entourer de compétences multiples afin de donner à ses intentions le plein régime de leur ambition : relancer et actualiser les formes d’un cinéma chinois populaire et innovant sans dévoyer une tradition à laquelle il se sent lui-même, mélancoliquement, attaché. Les réussites successives de deux films historiques, Shanghai Blues (1984) et Peking Opera Blues (1986), assimilent immédiatement la visée au savoir-faire. Bon nombre de ses films postérieurs devront leur succès critique à cette inspiration qui voit le réalisateur-producteur chercher dans un même geste, alors que tout vacille dans ses films, ce point d’équilibre entre divertissement et pensée, et un lien entre présent, passé imaginaire et historique…

Jérôme Baron

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Indivisiblement rénovateur et dépositaire, le « brouillonnant » cinéma de Tsui Hark façonne une suite de prototypes emblématiques de la vitalité du cinéma hongkongais de la période. Ces expérimentations opèrent aussi le rassemblement d’un héritage faisant cohabiter Wu Pang, Chu Yuan, Li Han-hsiang, King Hu et Chang Cheh. L’action est de prime abord le moteur ludique des spectacles orchestrés par Tsui Hark. Mais, en poussant les personnages à rejouer leur vie à la limite de leurs ressources physiques et morales dans des remakes (L’Auberge du Dragon, Green Snake, The Lovers, The Blade) et des histoires que lui-même étend à leurs suites (Il était une fois en Chine, Zu, les guerriers de la montagne magique, les trois aventures de Détective Dee), leurs prouesses magnifiques s’apparentent autant à des résurrections qu’à une succession de sauts désespérés au-dessus du vide, signe de leur ultime résistance à la pesanteur du passé et au souffle imprévisible de l’Histoire. Nous les espérons chaque fois victorieux alors qu’ils s’épuisent juste à gagner du temps avant de livrer leur prochain combat. Tous les personnages de Tsui Hark le savent d’avance ou le découvrent. Ce grand tout aux allures de foutoir excentrique et la cohérence incertaine même de certains récits, pourraient bien être l’expression d’un apaisement inaccessible, l’intensité des vitesses un écran de poussière recouvrant un tourment parvenu à maturité. Les virtuoses The Blade (1995) et Time and Tide (2000) constituent assurément des formes poussant cette logique à ses extrémités. Blocs d’énergie pure, au risque de l’illisibilité, ces films semblent tirer leur puissance ahurissante de la combustion de ce qu’ils actionnent. D’une profonde noirceur, ces deux films constituent, paradoxalement une fois encore, des balises éclairant la trajectoire de Tsui Hark. Le premier, remake ombrageux et violent de Un seul bras les tua tous (1967) de Chang Cheh, fut réalisé deux ans avant la rétrocession de Hong Kong à la Chine. En 1990, Tsui Hark, questionné sur cette situation et celle du cinéma local3, se déclarait incapable de présager ce qui adviendrait : « Personne n’a de réponse. Pas même les Chinois. Pas même Dieu.» Il s’affirmait désireux de poursuivre sa carrière là où il était établi, ses critiques visant surtout le trop grand nombre de films produits sur un marché déjà saturé parmi lesquels une ribambelle d’avatars, pompant sans les comprendre des formules en épuisant les genres. Mais à Hong Kong les choses vont toujours plus vite. Sept ans plus tard, deux ans après The Blade, à l’heure exacte du retour du territoire dans le giron chinois, Tsui Hark tournera son premier film américain, Double Team avec Jean-Claude Van Damme. Hollywood, qui a compris depuis le début des années 1990 que le cinéma hongkongais est à la pointe des mutations futures du cinéma d’action, s’offre comme une issue à la crise du cinéma que traverse l’ancienne colonie britannique. Ringo Lam, Kirk Wong, Peter Chan, Ronny Yu, Tsui Hark succéderont avec des fortunes diverses à John Woo qui tourna son premier film hollywoodien dès 1993. Rapidement l’homme du Film Workshop mué par son appétence à vouloir contrôler toutes les étapes de la fabrication de ses films se révèle inassimilable. L’aventure américaine tourne court. Time and Tide est le film du retour, l’idée lui aurait été soufflée par les paroles d’une chanson écoutée en boucle, mélancolique évocation du passage d’une vie heureuse à un temps sans saveur ; raison suffisante pour retrouver coûte que coûte Hong Kong. Nous sommes en 2000 et Time and Tide est un événement dans l’histoire du cinéma d’action. Difficile à résumer, l’intrigue est une succession de retournements, de doubles fonds, de cascades narratives que l’inventivité des scènes d’action amplifie par une écriture visuelle folle, lançant les corps et la matière dans une danse chaotique inarrêtable à moins qu’il ne s’agisse de décrire l’effort consenti pour renaître dans un film couronné par deux grossesses. Le final ne tranche pas et marie dans un ironique morceau de bravoure un furieux règlement de compte et un accouchement.

Le cinéma de Tsui Hark est celui d’un âge révolu, d’une consolation impossible, d’une âpre bataille menée pour nous laisser apercevoir et revivre, un instant suffit, notre innocence perdue. Il n’est pas insignifiant dès lors que la plupart de ses personnages sont errants, perdus, flottants : en attente de réponse.

Jérôme Baron

(1) The Butterfly Murders, son premier film, date de 1979.

(2) Tsui Hark produisit consécutivement cinq films de John Woo entre 1986 et 1989 : Les Larmes d’un héros ; Le Syndicat du crime 1 et 2, The Killer, Just Heroes.
(3)  Cahiers du Cinéma, n°427 janvier 1990, «Hong Kong Blues » par Nicolas Saada, p. 71-75.

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