Compétition internationale
46e édition
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Afrique du Sud, le cinéma à l'épreuve d'une histoire contrariée

CET EXTRÊME SUD DE L’AFRIQUE

Dans le cadre de la thématique Vivre la ville proposée l’an dernier aux festivaliers, nous avions programmé District 9 du réalisateur sud-africain Neil Blomkamp. Coproduit par Peter Jackson, ce film de science-fiction parquait dans des baraques en tôle pareilles à celles d’un township, de pacifiques réfugiés aliens ressemblant à des crevettes géantes mais bipèdes, en attendant qu’une solution (la déportation est évoquée par les autorités) soit mise en œuvre pour régler leur cas. Le détour par le genre et ses artifices de science-fiction permettait ici au cinéma de tenir le réel entre le passé (le film démarre d’ailleurs sur le mode d’un faux-documentaire intégrant des images d’archives) et le futur (l’utopie catastrophiste) qui lui sert d’horizon. L’uchronie de District 9 repose sur l’intention claire de réinscrire certaines des réalités sociales, historiques, idéologiques du temps de l’Apartheid dans un avenir au moins aussi absurde que ne l’était le vrai passé historique. Un climat de guerrilla urbaine, qui n’est malheureusement pas une pure fiction, renvoie une image ambivalente de l’actuel Johannesburg qui sert de décor au film. C’est assurément en repensant au programme délirant et quasi-paranoïaque de District 9 qu’est venue l’idée de convoquer et d’agencer des films (fictions et documentaires) en les regardant d’abord comme des documents sur un pays. Quelles images, quelles fictions ou imaginaires spécifiques à l’œuvre de la cinématographie nationale sud-africaine permettraient de raconter l’histoire du système ségrégationniste raciale d’un demi-siècle qui lui a servi légalement de fondation ? Comme le fait entendre, parfois pesamment, District 9, l’abrogation du système n’induit pas le basculement immédiat dans une autre ère et le cinéma sud-africain contemporain témoigne largement d’une imprégnation profonde, et pour des années encore, des conséquences et des vestiges de ce système. Il importe par conséquent de circonscrire les écueils qui se lèvent devant toute tentation de regard rétrospectif sur ces années. Le premier consiste dans le caractère potentiellement spectaculaire du contexte alors que nous recherchons à désigner l’aptitude du cinéma à en témoigner ou à le penser avec ses ressources propres. La seconde repose a contrario sur les limites d’une (sur)exploitation des motifs anti-apartheid comme antidote, comme opération de dépuration et de re-légitimation du cinéma, qui peut aussi bien relever de ces bonnes intentions qui font rarement les meilleurs films, que d’une instrumentalisation commerciale, voire des deux.

Si la cinématographie sud-africaine est une des plus abondantes du continent, on fait néanmoins le constat qu’elle demeure très mal connue et plus encore pour les films antérieurs à 1990. Quelle a vraiment été la situation du cinéma en Afrique du Sud ? Quelles ont été les véritables orientations et les ambitions révisées de cette industrie du cinéma adaptée du modèle anglo-saxon ? Notre programmation s’avance avec l’ambition non pas de répondre dans le détail à ces questionnements mais de jalonner les relations de l’Afrique du Sud au cinéma à travers quelques repères qui ouvriront, c’est notre souhait, à davantage de compréhension. Ce que l’on peut dire avec certitude, c’est que la ségrégation a eu pour première conséquence de morceler aussi le cinéma, et l’idéologie d’en affadir les manifestations ou de l’empêcher souvent. Ordre établi et capital ont surtout fait bon ménage et, s’unissant, ont permis de financer un cinéma national réservé aux blancs et majoritairement parlé en afrikaans si l’on excepte l’importante mais médiocre production de films bantous qui démarrent dans les années 70. Le cinéma ainsi produit entre le milieu des années 50 et la fin des années 60, par-delà les évolutions structurelles du financement de la production, est pour beaucoup sans grand intérêt, mais le public s’y retrouvait assez pour que ce cinéma à vocation commerciale, et finalement communautariste, connaisse une relative stabilité de sa fréquentation sur toute la période. C’est à peine si ces films sont traversés par l’ambition de s’adresser à un public élargi voire international. Si les Noirs d’Afrique du Sud sont mis à l’écart du pouvoir et de l’administration du pays où ils vivent, les Blancs s’enferment dans un monde et un système de représentations clos sur lui-même où la société afrikaners devient le référent unique mais jamais problématisé de films se dérobant à tout engagement critique. Il s’agit plutôt de flatter un idéal conservateur, attaché à une socle moral et religieux comme à la pureté d’une langue et de la race qui la parle. Dans les années 60 et 70, les films de Jans Rautenbach (Die Kandidaat, Katrina), Emil Nofal, puis ceux de Manie Van Rensburg et Ross Devenish (dont le film The Guest sera récompensé à Locarno en 1977) vont entamer de faire bouger des repères bien figés en insinuant dans leurs films une dimension refléxive plus marquée et, surtout, en assumant la réalité d’une société multi-culturelle et multi-raciale. Keyan Tomaselli dans son ouvrage « The cinema of Apartheid » explique combien l’idéologie du Parti National avait été déterminée pour la négation aveugle d’un mouvement inexorable de l’histoire et qu’en se raffermissant encore au milieu des années 80, alors que la voix des protestations gonfle, il ne fait que retarder l’inévitable. Pour le monde entier cet inévitable se résume à un nom : Nelson Mandela…

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Trente ans après la fin du régime de l’Apartheid (1994), revenir à Siliva the Zulu (1928), du cinéaste et ethnologue italien Attilio Gatti, c’est reprendre le fil d’un mouvement tourmenté et complexe de l’histoire. Ce film pourrait faire office de first contact, de point de départ d’un regard maladroitement biaisé et ethnocentré sur la culture autochtone. À travers des œuvres-étapes, qu’il s’agisse de films dont les formes et le discours rentrent en résistance avec l’idéologie ségrégationniste (le Civilization on trial in South Africa de Michael Scott, premier protest film connu de 1949 à Cry the beloved country (1951) de Zoltan Korda et l’incontournable Come Back, Africa (1959) de Lionel Rogosin), ou bien plus tard de ceux qui sont emblématiques de la période qui précède l’abrogation de l’Apartheid comme Mapantsula (1988) de Oliver Schmitz (interdit d’écran dans le pays à l’époque de sa réalisation), nous chercherons à saisir la nature contradictoire des représentations d’un pays dont Peter Davis, Martin Botha ou Keyan Tomaselli disent chacun à leur manière que dans la permanente agitation qui la caractérise rien ne change jamais vraiment.

Enfin cette programmation du Festival des 3 Continents qui s’inscrit parmi les propositions de la Saison croisée de l’Afrique du Sud en France s’approchera de la période contemporaine à travers deux films qui sont des coproduction entre les deux pays, les Chroniques sud-africaines (1987) des Ateliers Varan et Zulu love Letter (2004) de Ramadan Suleman.

L’atelier Produire au Sud accueillera également à Nantes trois réalisateurs porteurs de projets sud-africains et un jeune producteur Elias Ribeiro qui a co-produit en 2013 un passionnant documentaire intitulé Jeppe on a friday du nom d’un des quartiers de Johannesburg. C’est avec ce dernier film que nous rattraperons le train du présent.

Le cinéma sud-africain, qui s’appuie aujourd’hui encore sur une conception très américaine de son industrie cinématographique et audiovisuelle et ce jusque dans l’esthétique des films, nous laisse désormais percevoir d’autres voix qui pourraient ouvrir à des expressions originales dans un avenir proche. Il nous importera de les entendre et de les relayer, et nous leur donnons à l’avance rendez-vous.

Jérôme Baron

Films