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46e édition
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Un automne indien

The Bogeyman (Kummatty) de Govindan ARAVINDAN © Film Heritage Foundation

Nous saisissons l’occasion de l’automne, la plus douce des saisons indiennes, pour revisiter le cinéma de l’Inde des années 1970 à 1990 à travers des films peu vus, inconnus ou oubliés. Quatorze films qui permettent de mesurer la diversité des esthétiques d’un cinéma trop souvent réduit à la perspective bollywoodienne. Parlant Hindi, Malayalam, Urdu, Bengali, Tamoul, Gujarati, les films de ce programme disent l’immensité d’un pays dont le cinéma est pluriel. Oui, on chante et on danse parfois dans ces films, les sentiments amoureux y ont leur place, mais on vibre surtout du profond désir de cinéma qui les habite. Sélection réalisée en collaboration avec la Film Heritage Foundation.

Éditorial Un automne indien

Nous sommes très fiers que la Film Heritage Foundation co-présente avec le Festival des 3 Continents une sélection éclectique de 14 classiques du cinéma indien, mettant en valeur la diversité de notre riche héritage cinématographique. Tout a commencé lorsque j’ai rencontré pour la première fois Jérôme Baron, le directeur artistique du festival, à la projection du film restauré par la Film Heritage Foundation Thampu, (1978) de Govindan Aravindan au Festival de Cannes en mai dernier. Au cours d’une conversation, Jérôme a suggéré que nous collaborions à une sélection de films classiques indiens pour la prochaine édition. J’ai immédiatement pensé que c’était une opportunité incroyable étant donné la remarquable programmation du Festival des 3 Continents depuis 1979, qui comprenait aussi des rétrospectives mémorables de films indiens. Jérôme est ensuite venu en Inde et j’ai été stupéfait de découvrir sa connaissance encyclopédique du cinéma indien. La richesse de cette sélection est le fruit de nos discussions passionnées.

Cette sélection reflète la complexité et la diversité du cinéma indien : de la poésie tranquille des films en malayalam d’Aravindan, The Bogeyman (Kummaty) et Thampu, aux films politiques comme le film tamoul Water Water (Thaneer Thaneer) réalisé par K. Balachander et le film gujarati de Sanjiv Shah, Love in the Time of Malaria (Hun Hunshi Hunsilal) ; des films expérimentaux et d’avant-garde comme Un jour avant la saison des pluies (Ashad Ka Ek Din) de Mani Kaul à des films cultes comme Om Dar-B-Dar de Kamal Swaroop et Donkey in a Brahmin Village de John Abraham ; du somptueux drame érotique Festival (Utsav) à Arvind Desai Ki Ajeeb Dastan, de Saeed Akhtar Mirza, qui explore l’angoisse existentielle d’un riche jeune homme, nous avons tenté de rassembler dans un microcosme la vaste étendue du cinéma indien.

Malheureusement, l’Inde accuse un très mauvais bilan en matière de préservation des films et les chiffres sont éloquents. Sur 1338 films muets réalisés en Inde, seuls 29 ont survécu, souvent à l’état de fragments. Des films réalisés avant 1950, nous avons perdu près de 70 à 80%. Les négatifs originaux et même les copies de films plus contemporains ont disparu, sans laisser aucune trace.

Par conséquent, programmer des classiques indiens est toujours un défi pour plusieurs raisons : la perte colossale de notre patrimoine cinématographique vieux de plus de 120 ans et la diversité linguistique et géographique de l’industrie cinématographique indienne, qui a produit 2446 longs métrages dans 55 langues en 2018-19, faisant de l’Inde la nation productrice de films la plus prolifique au monde. Une idée reçue assimile « Bollywood » ou l’industrie cinématographique hindi de Bombay au cinéma indien. Toutefois, l’histoire du cinéma indien a commencé dans trois grandes villes portuaires : Bombay, Calcutta et Madras, où les premiers studios ont prospéré. Avec le temps, des centres cinématographiques se sont développés dans tout le pays. Les quatre industries du sud de l’Inde sont actuellement une force dominante. Il n’est donc pas surprenant qu’un programmateur de films soit confronté à l’énigme paradoxale et simultanée de la rareté et de la profusion selon la perception que chacun peut en avoir.

Nous avons pensé qu’il serait intéressant de rassembler un échantillon varié de films des années 1970 au début des années 1990, une période socio-politique turbulente en Inde qui a donné naissance à une conjoncture très inhabituelle pour le cinéma, avec l’émergence de la Nouvelle Vague indienne, du Middle Cinema et des Angry Young Man (dont l’incarnation iconique à l’écran demeure celle de la superstar Amitabh Bachchan). Cette époque était caractérisée par la stagnation industrielle, l’agitation étudiante, le chômage et la violence politique. Les manifestations contre le gouvernement y ont atteint leur paroxysme et le gouvernement d’Indira Ghandi a répondu en imposant l’état d’urgence, ce qui a entrainé une répression brutale de la liberté d’expression et des voix dissidentes.

Cependant, une convergence de différentes forces s’est opérée : l’intervention de l’État, des conditions socio-politiques turbulentes, une école de cinéma progressiste et un mouvement actif de la société cinématographique ont créé un mouvement de cinéma parallèle très dynamique en Inde. Les films qui en sont issus représentent une effervescence d’expérimentations cinématographiques avec de nouvelles formes de narration, de réalisme cinématographique dans des langues et des styles divers, mais avec une vision commune du cinéma en tant qu’art et critique socio-politique.

La Nouvelle Vague indienne était un mouvement constitué de cinéastes remarquables qui ont réalisé des films marquant notre histoire du cinéma, dont les points de départ sont l’œuvre satirique du très important cinéaste Mrinal Sen Bhuvan Shome en1969, le travail expérimental de Mani Kaul et Kumar Shahani et le style narratif plus linéaire de Shyam Benegal, pour n’en citer que quelques-uns.
C’est avec beaucoup de difficulté que nous nous sommes résolus à réduire la liste à 14 films. Deux autres films faisaient partie de notre sélection initiale : le premier long métrage de Sai Paranjpye The Touch (Sparsh, 1980) qui a lancé sa carrière et le mélodrame musical de K. Balachander Sindhu Bhairavi (1985), que nous avons dû abandonner faute de trouver le matériel adapté à une projection en salle.

Il s’agit d’un problème récurrent auquel nous sommes confrontés à la Film Heritage Foundation où nous constatons que d’innombrables films sont passés à travers les mailles du filet au fil des ans, par négligence et apathie. Il est impératif que la préservation et la restauration des films deviennent une priorité si nous ne voulons pas perdre nos films à jamais. C’est la raison pour laquelle la Film Heritage Foundation s’est associée au World Cinema Project de la Film Foundation et à la Fondazione Cineteca di Bologna pour restaurer le chef-d’œuvre poétique d’Aravindan Govindan The Bogeyman (Kummatty), puis pour la restauration de son joyau de style cinéma-vérité Thampu, puisqu’aucun négatif original de ces films n’a survécu et que même les tirages étaient dans un état précaire. C’est avec une grande joie que nous donnons aujourd’hui une seconde vie à ces films qui, parcourant le monde, seront vus par de nouveaux publics.

Nous nous réjouissons également de pouvoir inclure la version restaurée d’Une rivière nommée Titash (Titash Ekti Nadir Naam, 1973) de Ritwik Ghatak, ainsi qu’une restauration plus ancienne des Ruines (Khandhar, 1984) pour marquer le centenaire de la naissance de Mrinal Sen.

La réalisation de certains de ces films pourrait être l’objet d’un film en soi. Dans le cas de Report to Mother (Amma Ariyan) de John Abraham, il s’agissait du premier film produit par le collectif Odessa, lancé par le cinéaste et ses amis en tant que mouvement cinématographique populaire visant à libérer la production et la distribution de films des mécanismes du marché. Ils ont collecté des fonds pour le film en voyageant de village en village, jouant des sketchs et des pièces de rue et collectant de l’argent auprès du public. Love in the Time of Malaria (Hun Hunshi Hunshilal), une satire absurde défiant les genres de Sanjiv Shah sur un régime intolérant qui réprime les dissidents, a été réalisée avec un budget famélique et très vite retirée de la circulation pendant des décennies. C’est avec une grande satisfaction que nous redonnons un grand écran au film. Quant à Om Dar-B-Dar, ce film iconoclaste échappe à toute définition.

Les restaurations minutieuses de Kunal Kapoor des films 36 Chowringhee Lane (1981), le premier film d’Aparna Sen – une étude poignante sur la solitude et la nostalgie – et Festival (Utsav) de Girish Karnad (1984), tous deux produits par son père, le célèbre acteur indien Shashi Kapoor, seront également présentés.

Certains de ces cinéastes essentiels feront même le déplacement jusqu’à Nantes pour présenter leurs films. Ce sera merveilleux d’avoir Sai Paranjpye aux côtés de Disha (1990), film sur la question toujours très actuelle du sort des travailleurs immigrés dans l’Inde urbaine, qui, selon la cinéaste, est son œuvre la plus importante ; Sanjiv Shah présentera Love in the Time of Malaria et le célèbre cinéaste et auteur Saeed Akhtar Mirza présentera en personne Arvind Desai Ki Ajeeb Dastan (1978).

Ces cinéastes qui se sont rebellés contre les contraintes du marché et ont créé des films au fort impact artistique et politique ont laissé un héritage qu’il faut chérir et raviver.

Et cette célébration des poètes rebelles du cinéma indien à Nantes est aussi une manière de réaffirmer l’engagement de la Film Heritage Foundation pour la préservation et la restauration du riche patrimoine cinématographique indien, en particulier des films qui, acclamés, restent en marge d’un accès au grand public, et sont de ce fait plus menacés encore de disparition à mesure qu’une industrie aux orientations commerciales leur tourne le dos.

Shivendra Singh Dungarpur

Shivendra Singh Dungarpur est cinéaste, archiviste et le directeur et fondateur de la Film Heritage Foundation.

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