Compétition internationale
46e édition
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Asie Centrale : le muet prend la parole

En collaboration avec l’INA, trois films muets des années 30 d’Ouzbékistan et du Tadjikistan, dont la projection est accompagnée sur scène par trois musiciens traditionnels d’Asie centrale (Hamid Khezri, Shavkat Matyakubov, Ikbol Zavkibekov) . Trois soirées exceptionnelles en ciné-concert au Grand T, au Théâtre Universitaire et au Théâtre Graslin.

La période du cinéma muet soviétique des années 20 et 30 est connue surtout par des études portant sur les grands auteurs et leurs films-phares ou des films censurés reflétant pour la plupart la dynamique des productions russes ou ukrainiennes. Cette perspective auteuriste, avec une surreprésentation de grands cinéastes comme Eisenstein, Poudovkine et Vertov, ou majoritairement centrée sur le monde européen, occulte malheureusement une partie de la production des autres régions de l’Union Soviétique, comme le Caucase ou l’Asie centrale dont il sera question dans ce programme. C’est précisément à cette période que l’Ouzbékistan et le Tadjikistan donnent naissance à leurs premiers cinéastes. Certains disparaîtront dans la « Terreur rouge » stalinienne de la fin des années 1930, d’autres deviendront, après la Seconde guerre mondiale, les « pères fondateurs » des cinématographies nationales.

Ce moment essentiel de genèse des cinémas d’Asie centrale est donc l’objet de la programmation « Asie centrale : Le muet prend la parole ». Nous dirigeons nos projecteurs sur une région soviétique périphérique relativement éloignée des centres de décision et de pouvoir, à la période considérée, pour comprendre comment ces pays se sont appropriés l’objet-cinéma, comment ils en ont fait usage et, finalement, comment naissent ces premières cinématographies nationales. Pour ce retour aux sources, la programmation se concentre sur trois cinéastes qui reflètent, chacun à sa façon, une tendance particulière de la production cinématographique de l’époque. Seront à l’honneur : Suleiman Khojaev (1892-1937) disparu malheureusement trop tôt ; Kamil Yarmatov (1903-1978) « père fondateur » du cinéma tadjik, mais qui travaille de longues années en Ouzbékistan et Oleg Frelikh (1887 -1953) qui tourne plusieurs films en Asie centrale, dans le Caucase ou à Moscou.

Les films présentés témoignent de cette appropriation du médium cinématographique alors que ceux qui étaient réalisés dans les années 1920 avaient tous les travers du « film colonial » produit par les grands empires européens : reflet à l’écran d’une domination exercée sur les régions et populations conquises, orientalisme et exotisme. Ici, le discours est autre : il s’agit d’une libération d’un pouvoir religieux (La fiancée de l’ishan), d’une séduction à priori pour l’islam vrai (L’émigrant) ou d’une oppression coloniale (Avant l’aurore). Voir ces films permet de se retrouver face à l’interaction entre État, réalisateur et spectateur qui s’est opérée il y plus de 70 ans. Ils permettent de comprendre d’une certaine façon l’attrait que le nouveau régime communiste pouvait exercer, symbole à l’époque de modernité et d’industrialisation. Ce nouveau projet de société est parfois implicitement ou explicitement loué, parfois le régime stalinien est décrié par le truchement d’un très probable double langage. Replacée dans le contexte des années 1930, la grande force de ces films réside dans la modernité et la violence des discours véhiculés, ce qui leur confère encore aujourd’hui, par-delà l’engagement purement politique, une très grande actualité.

Après la présentation, lors d’éditions précédentes, de rétrospectives consacrées aux cinémas kazakh et kirghiz, il appartient désormais au Festival des 3 Continents de poursuivre cette exploration de cinématographies rares et méconnues de cette région, pour remonter dans le temps et aborder l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, expérience toute singulière d’un cinéma muet en pays musulman. Cette proposition rare de trois films muets est ici proposée sous forme de ciné-concert, où l’image animée sera accompagnée par des musiciens traditionnels : Hamid Khezri puisera dans la tradition des bardes du Khorassan à la frontière de l’Iran et du Turkménistan, Shavkat Matiakubov révèlera la beauté de la musique savante ou sacrée (Ouzbékistan, Tadjikistan), Ikbol Zavkibekov nous interprètera un répertoire plus festif, tadjik et afghan mélodies du l’Afghanistan. Il s’agit aussi par ce programme de dépasser les nationalismes culturels et de percevoir l’héritage commun qu’ont ces régions d’Asie centrale et les enjeux de modernité qui les traversaient à l’époque.

Cloé Drieu
historienne du cinéma d’Asie Centrale

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