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Les Trésors de la Cathay

MA RENCONTRE AVEC LES FILMS DE LA CATHAY

par Tsai Ming-liang

On me demande souvent quel est le premier film que j’ai vu au cinéma. A vrai dire, je ne m’en souviens pas du tout. J’ai commencé à aller au cinéma à l’âge de trois ans ou peut-être même avant. Mon grand-père maternel me faisait entrer dans la salle en me portant dans ses bras. C’était l’âge d’or du cinéma qui, à l’époque, était une distraction bon marché et moralement saine. Dans les années 1950 et 1960, toute ville d’Asie du Sud-Est (je suis né dans l’une de ces villes) possédait sept ou huit salles contenant chacune près d’un millier de fauteuils. Il y avait trois tarifs, le plus cher donnant accès à des divans. Je me souviens avoir fréquenté trois de ces cinémas. Le premier, l’Odéon, était spécialisé dans les films de sabre cantonais ou dans les films d’opéra cantonais ou teochew. Faceà l’Odéon, se tenait le Capitole qui passait des productions des Shaw Brothers et des films de yakuzas japonais. Le troisième, le Cathay, se trouvait près de la gare routière et était le plus fréquenté. Les files d’attente à la caisse étaient toujours très longues et donnaient l’impression que chaque nouveau film était une épopée. Les films qui y étaient projetés étaient produits par la compagnie Dien Mao.

Je me souviens y avoir vu L’Impératrice douairière et La Concubine Zhen. L’histoire de la pauvre concubine Zhen Chang (interprétée par Mei-yao), contrainte de sauter dans un puits par l’impératrice (Li Mei), m’avait beaucoup marqué. J’avais également vu la légendaire épopée La Lampe magique, dans laquelle jouaient toutes les grandes vedettes de la Dien Mao : Ge Lan, Lin Tsui, You Min, Zhao Lei… Et aussi le célèbre film d’amour et de guerre antijaponais, Le Soleil, la lune et les étoiles. Les personnages portant les noms d’Etoile, Lune et Soleil étaient interprétés respectivement par Ye Fung, You Min et Ge Lan. Elles avaient pour partenaire le très populaire Zhang Yang, grande vedette masculine. L’épopée était d’une telle ampleur qu’il fallut la distribuer en deux parties ! Naturellement, les films les plus passionnants étaient les luxueuses productions musicales comme Le Dragon et la danse du Phénix, C’était toujours le printemps, A cause d’elle et La Rose sauvage, etc. Je n’oublierai jamais Li Mei chantant « Brioches à vendre » dans C’était toujours le printemps, ou bien l’interprétation passionnée de Ge Lan pour la chanson « Un indescriptible frisson » dans La Rose sauvage :

Jajambo ! Jajambo !

Regarde-moi comme je te regarde.

Regarde comme je suis heureuse,

Comme jamais je ne l’avais été !

Regarde-moi comme je te regarde.

Regarde comme je suis fière,

Comme jamais je ne l’avais été !

 

Cette chanson devint si populaire que de nombreuses chanteuses ont tenté de la reprendre en mandarin et ce jusque dans les années 1990. A la question « Parmi toutes les chanteuses qui ont repris cette chanson, laquelle l’a chantée le mieux ? », Ge Lan, sa première interprète qui, a pris sa retraite, a répondu :  » Aucune. »

Au début des années 1990, j’ai découvert par hasard une cassette vidéo de La Rose sauvage dans un stand de rue à Taïpei. Je ne me souvenais plus de quoi parlait le film, ni qui l’avait réalisé. Mais je me souvenais de ses chansons. Grand collectionneur de vieilles chansons, je savais que le compositeur en était un grand maître japonais de l’époque. Il est l’auteur de nombreuses chansons de ma chanteuse préférée, Li Hsiang-ian. Il a aussi écrit les musiques de bien des films de Hong Kong de cette période.

La bande originale de « La Rose sauvage » est l’une des plus merveilleuses qu’il ait créée. Il y avait aussi la célèbre chanson « Carmen ». On n’entendait qu’elle à la radio. Comment pouvais-je deviner qu’elle avait été directement traduite du célèbre opéra ? J’ignorais tout de l’opéra ou de Bizet. Ce qui m’intéressait surtout, c’était les paroles de cette chanson qui me fait penser à une corrida, des paroles très intéressantes écrites par Li Hsieh-ching :

L’amour est chose bien ordinaire,

Rien que de très banal.

Les hommes sont des jouets,

Ils n’ont rien d’extraordinaire.

Qu’est donc l’amour « Qu’est-ce qu’une idylle »

Rien qu’un jeu de dupes.

Qu’est donc la passion « Et la séduction »

Rien qu’une comédie.

Si tu m’aimes,

Tu perdras ton temps.

Mais si je t’aime,

Tu mourras entre mes bras !

 

Certains estiment que Ge Lan était la nouvelle Li Hsiang-ian. Mais, à mon avis, leur seul point commun est d’avoir eu une formation classique ; leurs voix sont très différentes l’une de l’autre, chacune d’elle possède sa propre saveur et sa propre tonalité. C’est Wang Tien-lin qui, en 1960, a mis en scène La Rose sauvage, sur un scénario de ChinYi-fu. L’histoire n’est qu’une version hongkongaise de Carmen. Ge Lan jour le rôle d’une chanteuse de cabaret, sûre d’elle et passionnée, mais aussi exubérante et sentimentale. Elle tombe amoureuse d’un pianiste dépressif, sur le point de se marier. Tiraillée entre son désir d’arracher le pianiste à sa fiancée et sa volonté d’échapper au harcèlement de son ex-amant, elle prend conscience d’être sacrifiée par une société masculine, au moment où l’homme qu’elle aime la poignarde mortellement. L’interprétation que Ge Lan donna de cette femme blasée, qui joue avec les sentiments des hommes dans un cabaret sordide, est si convaincante que les spectateurs de l’époque (il y a quarante ans) durent être bouleversés et désemparés pour elle. Jusqu’à ce film, Ge Lan avait toujours joué des rôles positifs de jeunes femmes optimistes, en bonne santé, gentilles, innocentes et travailleuses. Que s’était-il donc passé ? En revoyant ce film, j’ai compris qu’il était le plus représentatif de la centaine de films, devenus des classiques, produits par les studios Dien Mao (à l’exception de ceux qui suivirent la réorganisation de cette compagnie qui prit alors le nom de Cathay).

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