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Argentine, pères et fils

Le renouveau du cinéma argentin

 

On observe un changement profond dans les structures du cinéma argentin, traditionnellement inscrit dans une logique commerciale et industrielle. Depuis plus de deux ans, une profonde transformation culturelle a permis de faire connaître une nouvelle génération de réalisateurs qui décrivent avec réalisme les problèmes des jeunes.

On remarque aussi une recherche métaphorique qui permet d’évoquer au cinéma sous une forme ironique et festive ce qui, dans le fond, est la tragédie du chômage, la destruction et l’instabilité des gouvernements, en raison de la gigantesque dette extérieure ainsi que l’avenir des jeunes adultes. La multiplication des écoles de cinéma contribue, dans une bonne mesure, à donner à ce cinéma intimiste une très bonne base technique.

Au début de 1998, est révélé au public Pizza, birra, faso, d’Adrian Caetano et Bruno Stagnaro, âgés d’une vingtaine d’années. Ce film remarqué permettait d’espérer que d’autres suivraient.

Pizza, birra, faso marque le début d’un curieux défilé de personnages issus de la migration intérieure. Avec Mala época (1998), film collectif de l’Universidad del Cine, le défilé se transforme en un inventaire d’individus originaires des pays limitrophes de l’Argentine, c’est-à-dire des immigrants paraguayens, boliviens et péruviens, jusqu’à présent absents de l’écran argentin. Ces deux films évitent le  pittoresque et restituent avec réalisme l’intimité de ces personnages.

Dans le même esprit, il y a Mundo Grúa (1999), en noir et blanc et en 16 mm, gonflé par la suite en 35 mm. Ce film de Pablo Trapero, alors étudiant à l’Universidad del Cine, a été tourné pendant les week-ends, entre Buenos Aires et un quartier populaire en Patagonie. Il décrit sur le mode du vaudeville le dur quotidien d’un grutier qui, à plusieurs reprises, se retrouve sans travail, situation terrible dans un pays si durement touché par le chômage.

Par sa description des problèmes d’un homme et de toute la société, Mundo grúa est devenu une référence pour la jeune génération de réalisateurs.

Comme Mundo grúa, Silvia Prieto de Martin Rejtman (1999) est un autre film fait d’histoires minimalistes : le regard de Silvia Prieto — une femme qui déteste ses homonymes — sur d’autres femmes et qui a peur de voir sa personnalité se fondre dans la peau de chacune d’entre elles, et au fond, de n’en être aucune. Face à ce malheur étrange, elle se console avec l’idée d’être elle- même.

Silvia Prieto est le deuxième film de Rejtman qui avait déjà réalisé Rapado (1996), sorti sans beaucoup de succès. La voix du réalisateur se manifeste par une esquisse ironique, obsédante et perverse du monde tel qu’on le connaît jusqu’à le rendre fébrile, délirant et festif.

Dans ce renouveau de réalisateurs, la crainte est que, passé l’enthousiasme général et par manque de moyens de la production, ces réalisateurs n’aillent pas au-delà de la première œuvre.

On peut ressentir, dans ces films, le désenchantement mais n’entendre aucune critique constructive sur la réalité qu’ils décrivent avec tant de détails. Ils ne cherchent pas à corriger la réalité mais seulement à la restituer telle qu’elle est dans une histoire personnelle. Ils ne cherchent pas à faire des chefs-d’œuvre : leur point de départ est le quotidien et la simplicité d’un environnement connu. On remarque leur grande sensibilité et un sens confirmé de l’éthique. Trois films ont, dans l’année, bénéficié d’une certaine reconnaissance dans des festivals internationaux : La Libertad (Lisandro Alonso, 2001, premier film), Bolivia (Adrian Caetano, 1999-2001) et La Ciénaga (Lucrecia Martel, 2000-2001, premier film).

La Libertad est un exercice de style. C’est un cinéma pur, basé surtout sur l’image dont l’histoire est pratiquement inexistante (un bûcheron coupe un arbre, vend le bois et avale un rongeur). Très intense, La Libertad intéresse par-delà l’histoire. Entre le regard minimaliste du réalisateur et le désir d’action du spectateur naît une tension. La Ciénaga est la promesse d’une grande carrière pour la débutante Lucrecia Martel. Il s’agit de deux familles du nord argentin en déclin, oppressées par le climat social et la chaleur. L’aspect le plus intéressant du film reste le langage des images. La Ciénaga utilise un discours filmique très dense, qui s’interpose entre le déroulement de l’histoire et l’œil du public, plutôt dérangé par l’impression que laisse la texture visuelle et le peu d’épaisseur de l’histoire. La Ciénaga est un film admirable.

Ces jeunes réalisateurs ne se sentent pas tout-puissants. Ils sont conscients de ne faire partie que d’un petit coin de la planète et ne cherchent pas à le modifier, comme les avant-gardistes du cinéma argentin des années 1960 avec leur désir de transformer le monde pour en édifier un nouveau.

Cette nouvelle génération regarde le fond obscur et ne s’attarde pas à la surface de la réalité. On découvre une esthétique à double fond : celui du signifié textuel et celui du regard minimaliste et anticonformiste.

C’est l’illisible qui domine en matière de langage : rien de ce qui est dit n’est fait pour conserver ou corriger des coutumes. Les rapports entre les individus et l’action dépassent l’histoire qui se perd dans sa narration. Les dialogues minimalistes font place au langage visuel, à la construction narrative ainsi qu’au montage, l’écriture finale.

Il s’agit d’un mouvement appelé «les Indépendants» que l’on associe à un mode international de protestation contre la grande industrie du cinéma. Dans leurs recherches, ils se disent les héritiers de Jean-Luc Godard, John Cassavettes ou Paul Morrissey. Ils reçoivent l’appui économique et moral des festivals de Sundance et de Rotterdam. A présent, ils ont, à Buenos Aires, leur propre festival de cinéma indépendant qui leur permet de présenter leurs œuvres.

Pour l’instant, le public est plutôt séduit par les productions plus commerciales, comme Plata quemada (2000) de Marcelo Pineiro, un réalisateur qui rêve de devenir «auteur» mais qui ne maîtrise que le format commercial, genre rassurant au niveau des entrées.

Dans le même sens, on peut citer deux grands succès : Nueve reinas (Fabian Bielinski, 2000, autre débutant) et El hijo de la novia (Juan José Campanella, 2001). Ces réalisateurs, au sens artistique discutable, ont recours au financement de la télévision pour trouver des produits à fort ancrage commercial et espérer un bienvenu retour financier. Environ un million de spectateurs ont vu chacun de ces films.

Il reste aux grands circuits de salles à s’intéresser à ces jeunes réalisateurs alors que les films et les auteurs existent bien, mais ils manquent de circuits de distribution plus généreux avec cette nouvelle manière de faire du cinéma en Argentine.

Cette année, Pablo Trapero et Adrian Caetano, deux réalisateurs rénovateurs, ont présenté à Cannes leur deuxième œuvre : respectivement El Bonaerense (2002) et Un oso rojo (2002).

Claudio España
critique et professeur à l’Université de Buenos Aires, directeur artistique du Festival international de Mar del Plata en Argentine

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