À l’approche du centenaire de sa naissance (1926–2008), le Festival ne pouvait manquer de rendre hommage à Youssef Chahine, À travers huit films, nous avons souhaité mettre en lumière l’engagement artistique et la modernité du cinéaste qui a le plus profondément marqué l’histoire du cinéma arabe et mondial, par sa longévité et la diversité esthétique. Tour à tour admiré et polémique, jamais résigné, le désir de cinéma de Chahine fut celui d’un pays et d’un peuple : l’Égypte envers et contre-tout.
En collaboration avec Misr International Films.
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Il y a dans le cinéma de Youssef Chahine une force d’arrachement — non pas seulement à la fatalité ou à la résignation, mais à toute tentative de réduire l’Égypte à un dessin figé. D’un régime à l’autre, de la monarchie déclinante aux rêves socialistes de Nasser, aux mirages libéraux de Sadate, puis aux régimes autoritaires de Moubarak ou à la réislamisation de la société, Chahine filme un pays qui se défait et se recommence sans cesse. Cet arrachement est une manière de résister : à la parole d’État, aux mythes fondateurs, aux images convenues d’une nation retenue captive de son passé ou otage de son présent. Chez lui, le cinéma devient un geste de vie — arracher, c’est rouvrir le réel, lui rendre sa voix, sa pluralité, son tumulte, des visages et des récits.
De film en film, c’est une même question qui hante Chahine : comment habiter le monde quand celui-ci vacille ? L’Égypte qu’il filme est un organisme vivant, en proie à la douleur de sa propre naissance moderne. Qu’il s’agisse des paysans luttant pour l’eau, des ouvriers du port, des marginaux de la gare ou des rêveurs d’Alexandrie, ses personnages sont les figures mouvantes d’une nation en devenir. Leurs gestes, leurs amours, leurs révoltes sont à la fois individuels et collectifs — comme si chaque destin portait en lui la fêlure d’un peuple.
Le cinéma de Chahine se déploie dans ce carrefour du politique et du charnel. Il ne sépare jamais la lutte de la sensualité, la conscience de la passion. La caméra épouse les corps autant qu’elle ausculte les tensions qui les traversent, saisissant la fièvre du réel sans céder à l’illusion du naturel. Là où d’autres cinéastes égyptiens ont filmé la société depuis ses marges, Chahine filme la marge comme le centre même du monde : un espace de friction où se révèle la vérité du lien social.
Le legs que constitue le cinéma de Chahine ne tient pas seulement à ses sujets, mais à sa manière d’en orchestrer la forme. Le lyrisme y est moins un excès qu’une méthode. La musique, la danse, la lumière et la poussière composent une dramaturgie du mouvement. Tout y respire, tout y tremble : les foules, les visages, les paysages. Sa mise en scène se nourrit d’un rapport tactile au monde, d’une foi obstinée dans la vitalité du geste et d’un imaginaire tout personnel. Le cinéma devient un prolongement de la vie, un espace où le désordre des émotions cherche son sens.
Cette énergie formelle n’exclut jamais la lucidité. Derrière les chants et les élans, Chahine inscrit la conscience d’une fracture : entre rêve et pouvoir, entre utopie et désillusion. Son œuvre est celle d’un homme qui a cru à la révolution, puis qui a vu l’espoir se défaire dans la compromission. Pourtant, il n’a jamais cessé de croire au regard — à la capacité du cinéma de maintenir vivante la question du possible, même au cœur du désastre. Cette tension entre ferveur et amertume donne à ses films leur vibration singulière : ni naïfs ni cyniques, souvent critiques, ils tiennent dans la lumière fragile d’un « pourquoi », d’un « encore » et d’un « toujours ».
Chahine appartient à cette génération pour qui le cinéma fut une manière d’écrire l’Histoire — non pas comme chronique, mais comme expérience vécue. Il filme une Égypte qui s’invente sous nos yeux, avec ses conquêtes et ses impasses, ses contradictions irréductibles. À travers les luttes sociales, les désirs contrariés, les rêves d’émancipation et les échecs politiques, il construit un récit de la modernité arabe en mouvement.
Mais cette Histoire n’est jamais abstraite. Elle passe par les visages, par la texture d’un sol, par le vent qui soulève la poussière. Le réel, chez Chahine, est toujours incarné. Même lorsqu’il s’élève au mythe ou à l’allégorie, il reste ancré dans la matière : des corps, un sol, des lumières. Cette articulation entre le sens et le sensible fait de son œuvre un cinéma fluide, dont la mise en scène respire au rythme du réel sans jamais s’y dissoudre – une politique du regard fondée sur la proximité, la vibration, l’appartenance. Elle n’exclue pas la fantaisie, un pas de danse à la Gene Kelly (que Chahine fait lui-même comme pour engager lui aussi son propre corps, sa présence comme une vision du monde et une réalité du film).
Au fil des décennies, Chahine n’a cessé de retourner sa caméra vers lui-même, jusqu’à faire du cinéma son sujet. Dans ses œuvres les plus réflexives, le plateau de tournage devient métaphore du monde : un lieu de pouvoir, de désir, de lutte, de projection. Le réalisateur y apparaît comme figure ambivalente — à la fois chef d’orchestre et prisonnier du spectacle, témoin lucide et acteur passionné, parfois en proie au doute.
Cette mise en abyme n’est pas complaisance, mais interrogation éthique : que signifie filmer l’autre ? Quel regard pose-t-on sur le réel ? En se mettant en scène, Chahine dévoile la part de fiction nécessaire à toute tentative de chercher une vérité. Le cinéma, chez lui, n’est pas refuge mais épreuve. L’illusion, chez Chahine, n’efface pas la sincérité : elle la prolonge, comme si le mensonge du cinéma seul pouvait atteindre à la vérité des êtres. Ainsi, ses comédies musicales, ses drames politiques et ses récits d’apprentissage composent ensemble un autoportrait fragmenté : celui d’un homme qui, à travers l’Égypte, a cherché le sens même de la création. Dans le tumulte de l’histoire, Chahine aura fait du cinéma non pas une échappatoire, mais une manière de tenir tête au réel.
Il y a chez Youssef Chahine une puissante et admirable énergie. Cela pourrait résumer sa trajectoire. Ni prophète ni cynique, il aura résisté aux assignations : trop populaire pour être austère, trop poétique pour être militant, trop politique pour se satisfaire du divertissement. Son cinéma échappe aux catégories parce qu’il épouse la complexité du monde qu’il filme.
Contre vents et marées, Chahine aura maintenu cette croyance têtue dans le pouvoir du cinéma : celui de rendre visible ce qui se tait, de relier les êtres par l’émotion, d’ouvrir des passages entre le désespoir et le désir. Ses films ne prétendent pas guérir, mais ils regardent la blessure en face, la beauté aussi. Leur valeur absolue tient à cette obstination — filmer encore, malgré tout, parce qu’il reste quelque chose à comprendre, à sauver, à aimer.
Aujourd’hui, l’œuvre de Youssef Chahine se lit comme une vaste fresque du XXe siècle arabe, mais aussi comme une méditation universelle sur le rapport entre art et liberté. Son Égypte est rétive à toute définition : c’est un mouvement, un battement de cœur, une promesse toujours recommencée.
Et si son cinéma continue de nous toucher, c’est sans doute parce qu’il nous apprend à habiter la contradiction — à croire, malgré la tempête, que certaines images peuvent encore porter loin le monde.
Jérôme Baron
