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46e édition
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Hommage à Lino Brocka

Quand j’étais jeune, j’ai vu Les nuits de Cabiria de Fellini et Jeux Interdits de René Clément. Dans la salle j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. D’avoir approché les personnages de façon aussi intime que les membres de ma famille, a fait que je me suis senti faire partie intégrante de l’humanité. Je me suis senti justifié. Alors, voir des films est devenu une obsession. J’en ai vu tant et tant que j’ai été forcé d’en faire. Je voulais toucher des gens que je ne connaissais pas, que je n’avais jamais vus, que je ne verrais jamais. Je voulais faire pleurer les gens des salles. Les emplir d’humanité. Je voulais travailler avec des gens: acteurs, réalisateurs, monteurs, qui voyaient aussi le monde en termes de sons et d’images immenses qui nous parlent dans l’obscurité. Je voulais privilégier le pouvoir de créer des idées et des sentiments.. Plus tard quand j’ai compris ce qui se passait dans la vie de mes compatriotes, j’ai décidé que moi aussi je voulais faire partie de ceux qui disent la vérité. Je voulais pleurer, je voulais déranger, mais surtout, je voulais être compté parmi les autres ».

Lino BROCKA (1984)

Manille a rencontré Lino Brocka

Manille a rencontré Lino Brocka. Lino Brocka a rencontré Manille. Dans les pièces qu’il monte, comme dans ses films, il y tous les remuements de Manille jusqu’aux cris. Le PETA, cette troupe de véritable théâtre populaire domiciliée dans ce lieu fait pour la représentation théâtrale, le Dulaang Rajah Sulayman dans les ruines de Fort Santiago, c’est avec l’enthousiasme d’un croisé qu’il la dirige. Prodigue de son temps, de son énergie et de l’argent qu’il gagne par ses films commerciaux pour tenter d’assurer les activités qui lui tiennent à coeur, argent qui lui file entre les doigts et lui fait sans cesse réinvestir jusqu’à l’épuisement son capital travail. Est-ce le foisonnement de ses activités qui l’a fait connaître de tous ? Est-ce parce que des millions de Manilenos le connaissent que, par osmose, il a su projeter leurs vies et leurs rêves sur l’écran et la scène. Lino Brocka c’est le rire d’une danse de joie. Un rire qui se propage comme le feu, un rire vengeur contre l’horreur, la tristesse, l’abaissement, l’humiliation, la décrépitude, un rire à secouer les montagnes. Le tragique devenu rire, et la cruauté devenue tendresse.

Pierre RISSIENT  (1981)

Manille n’est plus Manille

Manille n’est plus Manille et Lino Brocka en est mort.
L’ineptie du régime Aquino a comme soufflé ce qui apparaissait alors comme le seul mouvement cinématographique vivant en Asie du Sud-est. Même les traîtres avaient quelque chose à dire, semble-t-il
Mais très vite, voire immédiatement, et bien au-delà du seul cinéma, tous les espoirs suscités par une illusion politique, dont nous n’avons peut-être pas retenu l’avertissement, allaient s’éteindre, et comme en conséquence Lino adopter un mode de vie dont, nous rendant complices de son ange de la mort, nous n’avons pas su, certains pas voulu, lui faire prendre conscience. La frénésie qui le poussait à se fuir de festival en hommage et d’hommage en festival à ne plus même pouvoir ou savoir se soucier de ses films, n’était peut-être plus « résistible », mais trop, l’art comme encouragé, sans doute était-ce tellement plus facile

Mais pour Insiang, Jaguar, Bona, Bayan-Ko, Maynila, les fulgurances de plusieurs de ses films commerciaux d’hier, frottons nous aujourd’hui les yeux, ouvrons-les, c’est ce que l’urgence de ces films demande, et sans doute est-ce le seul respect valable en face du Lino Brocka qui a compté. Beaucoup. Et fort.

Pierre RISSIENT (1991)

Un incendiaire : Lino Brocka

Cinéaste des exclus et des laissés-pour-compte, Lino Brocka a trouvé la mort dans la nuit du 21 au 22 mai dernier vers 1 heure, au sortir d’un concert, quand la voiture qui le ramenait chez lui, conduite par l’un des acteurs du film qui tournait dans la journée, heurta violemment un poteau électrique dans East Avenue, en plein centre de Quezon City, Philippines.

Sa disparition à 52 ans n’a pas retenu chez nous l’attention du grand public, pourtant ce fut un grand cinéaste.

Filmant des sentiments sur fond d’enfer social, il a su être un formidable reporter de la réalité sociale et politique de son pays, dénonçant sans relâche le sort fait aux plus démunis afin que pour eux la vie soit autre chose qu’un rêve qui n’avance pas.

Sur des scénarios filmés à toute allure intégrant les codes narratifs des films de genre qu’il réinterprète leur infusant un rare effet de réalité, ses personnages issus du prolétariat de Manille, expriment à travers des rafales de sentiments toute la révolte et le désespoir du monde face à l’oppression et à l’exploitation. Malgré un grand nombre de films commerciaux qu’il réalisa, le cinéma était pour lui « aussi un moyen d’envoyer des messages », « un message de liberté, de justice et de dignité humaine ».

Cinéaste tout autant à l’aise – chose rare – dans le cinéma d’action que dans le film d’atmosphère, auteur de films admirables (Bona, Bayan Ko), il fut aussi, ce qu’on sait peut-être moins, un remarquable directeur d’acteurs et particulièrement d’actrices, les propulsant par ses films à la consécration nationale lors de la rituelle cérémonie annuel- le de la Filipino Academy of Movies Arts and Sciences (FAMAS), les oscars locaux. Désignés comme meilleurs acteurs, actrices ou seconds rôles : Gina Alajar, Philip Salvador, Naura Aunor, Bembol Roco etc…. totalisèrent une quinzaine de récompenses dans la carrière d’un metteur en scène qui s’étend sur vingt ans. Lino Brocka obtint lui même la récompense suprême de meilleur réalisateur en 1970, 1974, 1975 (Manille, dans les griffes des ténèbres), 1979 (Jaguar) et mi-mai, une semaine avant sa mort il fut récompensé une cinquième fois pour son film Gumapang Ka Sa Lusak. (textuellement : Ramper dans la boue)

Peu après l’assassinat sur mesure qui attendait Begnino Aquino à son retour d’exil en août 1983, il mettra toute son énergie dans le combat pour faire tomber la dictature des Marcos, membre de diverses organisations anti-gouvernementales, il prendra la tête de file du mouvement « Justice pour tous ». Accusé par le gouvernement d’être le principal meneur de la grève des conducteurs de jeepneys en 1985, plusieurs fois incarcéré, il luttera jusqu’au renversement de la dictature au sein de tout un peuple mordant dans le rêve collectif de la démocratie. Mais les lendemains qui chantent eurent pour beaucoup un goût amer. Rencontré il y a trois ans au Festival des 3 Continents, Lino Brocka m’exprima son désenchantement et me dit qu’en ce qui concernait le cinéma , la censure était maintenant pire qu’aux temps des Marcos. Cette rencontre trop brève me laisse le souvenir d’un être d’une simplicité attachante.

Né sur une des 7107 iles jetées entre la mer de Chine méridionale et l’océan Pacifique qui forment cette constellation des Philippines, le destin lui fit très tôt choisir son camp – enfant, son père fut tué dans une embuscade. Il dira plus tard « Mon enfance était vraiment comme un mauvais feuilleton à la télévision », il en tirera un film autobiographique (Arrête de pleurer, Empoy). Comment aurait-il pu cesser d’être un militant acharné pour les Droits de l’homme ?

Certes la liberté de la presse a été rétablie mais l’argent est toujours roi et il est resté dans les mêmes poches et puis comment venir à bout des inégalités et d’une corruption endémique dans un pays dont l’émiettement géographique favorise tous les abus des potentats locaux et de leurs milices et que cela dure déjà depuis vingt ans ? sans compter la guérilla communiste, les fièvres à répétition des indépendantistes islamiques, les bavures zélées de la police, le pullulement du banditisme en tout genre relaté dans la plupart des journaux comme des exploits, de la prévarication qui atteint les allées du pouvoir (le ministre de l’Agriculture en 1989 et la même année l’inculpation d’un des frères de Cory Aquino, sénateur, impliqué au 1er degré dans un trafic d’armes), les rêves d’actions des jeunes officiers de l’armée dont il faut calmer les ruades continuelles si on ne veut pas voir éclore une énième tentative de coup d’Etat (6 ont déjà eu lieu depuis l’élection de Cory Aquino en février 1986 dans lesquels furent impliqués plusieurs fois le sénateur Enrile, ancien ministre de la Justice du premier gouvernement Aquino, de forts soupçons se portent aussi pour ce qui est de la dernière tentative sur le vice-président philippin Laurel).

Le Pinatubo n’avait vraiment pas besoin d’entrer en éruption en juin dernier.

Il est, me semble-t-il, quelque chose qui tient à l’honneur d’un pays que d’avoir porté un tel cinéaste, il fut on ne peut plus prolifique puisqu’il totalise une cinquantaine de longs métrages dont les 4/5ème sont purement alimentaires et pour lesquels il n’avait aucune considération (mélos, série B, films pour adolescents). C’est grâce, et c’est peu de le dire, aux Festivals des 3 Continents et de Cannes à travers les présentations de : Insiang, Jaguar, Bona, Angela Markado, Bayan Ko, Les Insoumis, que nous avons pu découvrir qu’il existait là-bas, à l’autre bout du monde, des gens, un pays, un cinéaste.

Sa mort est survenue alors qu’il ne lui restait plus que deux jours de tournage de ce qui restera son dernier film et qu’il devait enchaîner à Palawan sur un autre film dont la pré-production et le casting étaient terminés.

Mais quel espoir et quel avenir pour ceux qui survivent sur la montagne fumante d’ordures de Manille, pour les 250 000 habitants des bidonvilles de Tondo, pour ceux qui croupissent à Samar et pour tous les autres pour qui rien n’a changé ? En disparaissant, Lino Brocka laisse derrière lui une grande partie de ce peuple dont il était le représentant indompté. A nous, il nous lègue un bouquet de films avec des personnages au coeur incendié.

Quand il est midi en France, là-bas il est 18 heures et dans les rues de Manille déjà envahies par la nuit, dans certains quartiers du fait de l’absence d’éclairage public on n’y voit guère, alors les sans-abris souvent en grappes familiales s’allongent sur les trottoirs pour dormir, dans la douceur de l’air toujours étale, le regard tourné vers le ciel noir pigmenté d’ocre où imperturbablement la nuit distille les étoiles du monde.

Son arme fut sa caméra.

Denis Férault

Films