Compétition internationale
46e édition
15>23 NOVEMBRE 2024, Nantes
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Taipei Stories

Les grandes villes, devenues métropolitaines, n’ont cessé de faire étalage de leurs dimensions spectaculaires, de mettre en scène le produit de leur transformation augmentée. Le cinéma, art industriel et urbain, a trouvé dès sa naissance, à la jonction des XIXe et XXe siècles, la plus primitive de ces scènes dans la ville. La fascination exercée par l’une sur l’autre et vice versa constitue depuis lors une aventure esthétique aux ramifications multiples et durables. On serait même tenté d’y trouver la matière d’une autre histoire du cinéma. Serge Daney écrivait à ce sujet : « La ville a soufflé au cinéma les formes élémentaires et les réflexes de la perception du monde ». Les films ont ainsi répandu les sonorités bruissantes, la rumeur des villes, ont fait de l’image réelle ou fictive de lieux que nous ne visiterons jamais, un imaginaire appropriable. Certaines sont revenues sous nos yeux d’un passé ressuscité et fantasmé (comme la Vienne de Max Ophuls). D’autres ont existé au présent filmées depuis le zinc d’un café ou à hauteur de passants (le Paris de la Nouvelle Vague). D’autres encore ré-agencent leur apparence et la densité de leur réseau à l’aune des craintes et obsessions que nous projetons sur le futur (la Metropolis de Fritz Lang, Otto Hunte et Eric Kettelhunt se prolongeant jusque dans le Blade Runner de Ridley Scott). On pourrait étendre à loisir ce repérage où le cinéma et la ville nouent leurs mouvements, où les films inventent leurs propres échelles de la cité, où derrière les grands flux de façade ils distinguent des frontières invisibles, repèrent des lignes de fuite, flairent les hors-champs. Le cinéma a ainsi fait de l’homo metropolis le spectateur conscient de sa propre condition, le premier ouvrant à l’autre la possibilité d’un va-et-vient entre monde objectif et monde subjectif.
Pour la plupart d’entre nous, les premières images de Taipei, et peut-être même de Taïwan, auront été, il y a une trentaine d’années, celles de notre rencontre étonnée avec le nouveau cinéma taïwanais émergé soudainement comme une île non répertoriée sur la carte cinéphile. Nouveau, ce cinéma l’était d’autant plus que nous n’en connaissions rien d’autre. Jusque-là, seules quelques grandes villes de l’Asie de l’Est, Tokyo, Shanghai et Hong Kong, avaient eu le poids d’une réalité cinématographique pour les observateurs lointains que nous étions. Taipei et son île étaient restées dans notre hors-champ. Off-screen.

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Les modestes dimensions de Taïwan et sa topographie montagneuse ont probablement fait de la situation plus favorable de Taipei (littéralement La ville du Nord de Taïwan) la capitale naturelle de l’île. Elle s’est imposée au fil du temps non seulement comme son centre politique mais aussi économique et culturel, plus essentiellement encore, comme le point de convergence, le carrefour spasmodique d’histoires déplacées qui confèrent à Taïwan son identité particulière et cosmopolite : résolument moderne. Faisceaux croisés de vagues migratoires successives étendues sur trois siècles, occupation japonaise durant cinq décennies et populations de cultures aborigènes autochtones auxquelles une place est aujourd’hui vigoureusement redonnée s’y sont assimilées : la ville de Taipei concentre en elle-même une densité de récits déposés comme un limon par le fleuve Danshui sur un lit de végétation luxuriante. Construire y signifie bien souvent reconstruire comme en témoignent symboliquement et exemplairement les transformations / disparitions qui caractérisent la géographie de la ville. À ses points cardinaux, les traces subsistantes des portes de la vieille ville, porte historique préservée pour celle du Nord, rasées avec ses murailles par les Japonais pour celle de l’Ouest, revisitées dans le « style Kuomintang » pour celles du Sud et de l’Est ; d’un côté et de l’autre des rives la rivière Xindian, la répartition entre Taipei et New Taipei City, comme un aveu. Dans une ville qui a su et sait comme elle accueillir, Taipei s’est recomposée au travers d’influences multiples et une rapide adaptation à des modèles de développement qui en ont fait de manière accélérée la capitale d’une petite île à l’heure du monde, lançant à chacun le défi d’y trouver sa place, d’y forger les moyens d’écrire aussi sa propre histoire. Assemblage ravaudé et high-tech, Taipei laisse voir ses coutures, ses nervures filant l’électricité ou ses veines massives de routes volantes. Son profil fait de superpositions est le plus marqué et le plus séduisant. Les douze films de cette programmation intitulée Taipei Stories en résonance avec le film central d’Edward Yang dessinent subjectivement quatre mouvements dont les directions sont prélevées sur un corpus bien plus large. Ils ne racontent pas l’histoire d’une ville mais quelques histoires de ceux qui la vivent. Se côtoient des oeuvres réalisées par des auteurs à la notoriété établie ( Edward Yang déjà cité, Hou Hsiao-hsien, Tsai Ming-liang) et celles de cinéastes moins célèbres, voire inconnus du public européen tel que I Didn’t Dare to Tell You (1969) de Mou Tun-fei qui était encore inédit à Taïwan il y a quelques mois. Chacun de ces quatre mouvements a sa temporalité plutôt qu’il ne précise un découpage arrêté. Nul doute pourtant qu’ils livrent, de Early Train From Taipei (1964, seul film en langue taïwanaise du programme) à Goodbye, Dragon Inn (2003) dont l’action se déroule dans une salle de cinéma vétuste du centre de la capitale, un abrégé d’histoire du cinéma taïwanais dont la grande ville est le décor, voire le sujet. De la cité industrielle naissante des années 60, à la biographie étendue sur presque quarante années de Kuei-Mei, a Woman (1985), les films glissent les uns sous les autres quand ils ne se regardent pas les uns les autres comme dans les romances amoureuses et occidentalisées The Young Ones (1973) et Cheerful Wind (1981) ou lorsque les personnages féminins entre deux âges de La Fille du Nil (1987) et, au-delà du programme parmi les 40 films de notre état des lieux, Millennium Mambo (2001), tous deux de Hou Hsiao-hsien, se ressemblent comme des soeurs. Voir ses films dans leur succession, c’est donc appréhender la ville sous l’angle d’une géologie intime : mouvements, gestes, parlés, désirs, inquiétudes. Dans une Taipei de plus en plus grande, les personnages nous apparaissent bien souvent comme des iliens. Qu’est-ce à dire ? Que plus elle s’étend plus elle paraît relever pour ceux qui l’habitent d’une fiction, d’une illusion, dans laquelle ils semblent paradoxalement se trouver ou bien à l’étroit ou lancés à la recherche d’une partie d’eux-mêmes dont la grande ville du Nord de l’île incarne pourtant la réalité subsistante. Pendant que des générations les unes à la suite des autres deviennent taïwanaises, ceux qui le sont aujourd’hui et le seront demain poursuivent de s’interroger sur le sens à donner à cette pénétrante singularité.

Quand le jour bat son plein chez nous, l’énergie là-bas est concentrée dans le scintillement des néons semble vouloir conjurer l’opacité d’une ville dont les ruelles étroites, souvent calmes, plus qu’elles n’inquiètent semblent dissimuler d’autres aspects de la vie. Ce sont eux que le cinéma éclaire. Et c’est aussi ce qui nous la rend si proche.

Jérôme Baron

Films