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Carte blanche à Donald Richie

Une lettre signée mais aussi une feuille vierge me donnant autorité d’y inscrire ce que je veux : termes inconditionnels, autorité illimitée, pleins pouvoirs à ma discrétion. Voilà ce que le dictionnaire m’a dit sur ce qu’était une carte blanche.

Alors où commencer ? Bien, le cinéma japonais est mon sujet. J’ai vécu dans le pays plus de cinquante ans, écrit un certain nombre de livres sur le cinéma japonais, suis considéré comme une autorité. Mais même à l’intérieur de cet espace le problème du choix – cent ans de films – était grand.

Il aurait pu être plus vaste, c’est sûr. Mais la plupart des films de l’avant Deuxième Guerre Mondiale ont disparu – détruits en 1923 par le tremblement de terre du Kanto, brûlés par la destruction de Tokyo en 1945, perdus à la suite de dizaines d’années de négligence industrielle. Seuls quelques titres sont restés au bout d’un demi siècle et ceci a considérablement simplifié mon choix. Même ainsi, quels pourraient être mes critères, me demandais-je. Artistique, le meilleur? Mais les meilleurs films japonais ayant survécu ont maintenant été vus et revus partout le monde. Importance historique ? D’accord, mais quoi ? Pertinence socio-anthropologique ? Mon cœur s’est serré.

D’accord, et alors. Mes préférés ? Ceci signifiait non seulement montrer ce qui était déjà connu (comment ne pas inclure Les contes de Tokyo parmi mes favoris ou la bobine finale des Sept Samouraïs ?) mais introduisait aussi une certaine ambivalence. Aimer quelque chose ne signifie pas nécessairement l’approuver. Et approuver quelque chose n’inclut pas toujours de l’aimer.

Par exemple, j’aime les minables séries « roman-porno » stéréotypées produites par la Nikkatsu, mais je ne peux en aucun cas les approuver sauf sur les bases d’un grand mauvais goût. Et j’approuve les errances historico-intellectuelles de Yoshishige Yoshida mais je ne les aime pas vraiment.

Finalement, j’ai décidé que le seul critère que je pouvais suivre était celui sur lequel je n’avais pas de contrôle. Je choisirais les films que je n’avais – pour quelque raison que ce soit – jamais été capable d’oublier.

Cette catégorie restait trop vaste mais au moins elle n’incluait pas ces exemples qui ne lui auraient pas convenus. Je les avais déjà oubliés. Ainsi, confronté à ma carte blanche encore vierge, je commençai à me souvenir.

Le résultat est un compromis. Parfois on ne trouvait plus de copies (pour Une vie bien remplie de Susumu Hani) ;  parfois les copies disponibles (Assassinat de Shinoda) n’étaient plus en assez bon état. Et, bien sûr, les films dont je me souvenais le mieux étaient souvent trop connus pour être montrés à nouveau à un public qui les avait déjà vus.

Ainsi, doucement, le choix se rétrécit. Les vingt films restants, ceux qui maintenant remplissent ma carte blanche, se sont graduellement regroupés sur la page blanche et sont là comme témoignage d’une chose ou d’une autre. La mémoire, certainement, pour le caractère proustien dont le cinéma est riche – bien que Marcel ne l’ait pas eu en grande estime. Au-delà on peut distinguer quelques indications d’une lointaine coïncidence entre les moyens du film et mes fins.

Je peux remonter la trace de certains de ces choix. Les Sœurs de Gion et Pauvres humains et ballons de papier sont là parce que j’ai toujours admiré (en plus de leurs attitudes courageuses et libérales) leur inoubliable perfection de forme. Les parallèles entre les histoires et les parallèles entre l’espace et le temps à l’époque où elles ont eu lieu restent clairement définis. Pour d’autres, même si le contenu était un peu conventionnel (comme dans Jeunes filles japonaises au port), la forme était si originale que le pur plaisir esthétique de perception de la structure ne pouvait jamais être oublié.

Quand une perfection des moyens narratifs formels est couplée avec une histoire valant la peine d’être racontée, alors les résultats en sont encore plus mémorables. Parmi les nombreux choix possibles offerts par Ozu j’ai élu deux versions de la même anecdote – Histoires d’herbes flottantes de 1934 et Herbes flottantes de 1959 – parce que différentes réponses ont été trouvées à la même proposition. La banalité même du thème exigeait une brillance narrative. Qu’Ozu puisse faire deux films si semblables, si différents, si rigoureux et si justes, me donnait envie de les comparer, et de les commémorer. (Raison pour laquelle je ferai une conférence entre les deux projections qui se succéderont).

Il y a aussi la qualité de la difficulté. Plus un film est difficile, plus on y met ; et plus on y met, plus on s’en souvient. Rafale de neige de Kinoshita perdit son public initial de 1959 à cause de sa chronologie abruptement non chronologique. Vu à présent (après de nombreuses autres expériences narratives avancées) le film ne perd pas son public mais ceux d’entre nous qui l’ont vu pour la première fois il y a quarante ans ne l’oublieront jamais. On peut aujourd’hui trouver le sujet sentimental mais la narration reste rigoureuse.

Plus difficile encore est un film tel que Évaporation de l’homme d’Imamura, un « documentaire » qui se transforme en long métrage commercial, qui n’a pas de conclusion (il ne finit pas, il s’arrête) et qui ne termine jamais la tâche qu’il s’est désignée. Mourir à l’hôpital de Jun Ichikawa ne fait aucune concession. Pas de gros plans, pas d’ »histoire », de longs longs plans alternant avec des séquences lyriques que les protagonistes ne verront jamais. Okaeri est également difficile – son histoire n’est jamais racontée. Elle doit être devinée et la scène culminante est un plan de coupe de quatorze minutes comptant seulement un personnage et une porte dans le champ. Pourtant ces films ne valent pas seulement pour l’effort qu’ils demandent (tous ont d’énormes rétributions émotionnelles), ils affirment que vous ne les oublierez jamais – comme, en effet, je ne l’ai jamais fait.

D’autres raisons pour se souvenir des films incluent le pur plaisir qu’ils procurent – leurs histoires, certainement, mais aussi la charpente transparente de leur construction. Le repas de Naruse est fait de très peu – un couple, une maison, l’entrée, le chemin dehors – et à partir de cela il manufacture une boîte à la mesure exacte de nos émotions. Chronique du soleil à la fin de l’ère Edo de Kawashima nous fabrique une boîte plus vaste, toute une auberge, non moins habilement charpentée, avec en plus de nombreux tiroirs secrets. Et Le fils de famille de Kon Ichikawa est une série de boîtes à l’intérieur d’autres boîtes contenant chacune des images éclatantes (la cuvette des toilettes japonaises brillant comme un vase ancien, la famille se réunissant en une composition si délicate qu’on pourrait la contempler pour toujours).

Quelquefois c’est un personnage, un acteur, une actrice, qui est inoubliable. Je me souviendrais probablement encore de Douce sueur, quelque soit l’interprète du rôle principal, Toyoda étant très bon metteur en scène, mais Machiko Kyo est si fascinante dans ce film qu’elle vit à l’intérieur de ma tête depuis plus de trente-cinq ans, depuis 1964.

(La seule personne qui y vive depuis plus longtemps est Mie Kitahara dans Passions juvéniles, un film trop bien connu pour justifier une autre projection de festival, et de toute façon sa place dans ma mémoire n’était pas basée sur son talent de comédienne – comme c’est le cas pour Machiko Kyo – mais simplement sur sa personne).

Quelque chose de semblable est notable pour Ryuji. C’est un film de genre (l’ascension et la chute d’un petit voyou mené à des cimes inoubliables par son acteur, Masaji Kaneko – également scénariste et véritable pouvoir derrière la caméra, quoique le film ait un réalisateur parfaitement compétent, Hide Kawashima. Que Kaneko soit mort (cancer, trente-trois ans) une semaine après la sortie du film, que le film n’ait jamais été montré largement et reste maintenant connu de seuls enthousiastes vieillissant ajoute considérablement à sa mémorabilité – mais c’est l’électricité de cette performance qui le rend à jamais inoubliable.

Et quelquefois c’est la façon dont un film cerne son époque qui préserve les souvenirs. Sur ma liste je remarque que la majorité des films datent des années soixante et début soixante-dix. C’était une période de dissension, d’expérimentation, de valeurs remises en question. De nouveaux réalisateurs apparaissent, de nouveaux thèmes, de nouvelles libertés.
Premier amour, version infernale de Hani saisit cette époque et ses valeurs, mais un film commercial comme Le soldat yakusa le fait aussi. Ils partagent le climat de révolte et l’illustrent d’une façon inoubliable – comme dans la bagarre dans la maison de bains du film de Masamura : rouages de la machine militaire, ces soldats nus, naturels, deviennent soudainement humains.

Encore fort peu apprécié de nos jours, Soldats d’été de Teshigara montrait aussi des militaires révoltés – les soldats américains déserteurs de la guerre du Vietnam. Mis en scène par un artiste non commercial, écrit par un traducteur et un biographe (John Nathan), interprété par des amateurs, l’intégrité même du film allait à rencontre d’une large distribution, mais il ne peut être oublié. L’un des derniers et l’un des films les plus parfaits sur la révolte est Le plan de ses dix-neuf ans de Yanagimachi qui montre ce qui se passe lorsqu’un petit livreur de journaux sort des sentiers battus. Quoique le réalisateur fit ensuite des films plus parfaits (Le festival du feu par exemple) il n’offrit jamais de témoignage plus mémorable. Le scénario et le roman original étaient de Kenji Nagakami qui appartenait à la caste socialement proscrite du Japon, l’acteur principal était un amateur, passionné de bolides, et la femme infirme une actrice qui s’était estropiée de la façon même que l’histoire décrit.
Le résultat porte une sorte d’étrangeté, quelque chose que tous ces films partagent. Un auteur dramatique (Shuji Terayama) fait son unique film commercial (Le boxeur) pour la plus obtuse des grandes compagnies (la Toei). Il sombre sans laisser de traces mais sa bizarrerie, sa singularité signifient que quiconque l’a vu ne l’oubliera jamais. Un chef opérateur (Toichiro Narushima – Double suicide, Joyeux Noël Mr Lawrence) fait son seul long métrage (Le temps de la mémoire) et il est si étrange, si personnel que même ses fautes (les os de Maman sont en plastique) sont mémorables.

Acteurs, écrivains, opérateurs, réalisateurs de films commerciaux – tous partagent, je le vois maintenant, cette qualité que j’ai taxée de mémorable mais qui porte aussi d’autres noms : personnelle, honnête, douée de principes. Ce dont vous vous souvenez toujours c’est quand on s’adresse à vous directement et qu’on vous dit une vérité.

Nous avons tous nos vérités et ces vingt films contiennent la mienne. Retournant au dictionnaire, je viens de découvrir qu’il y avait une seconde définition de carte blanche que j’ai laissée passer – au piquet, une main ne contenant pas de roi, de reine ni de valet. Ceci ne s’applique pas du tout à ma carte blanche. Ma main n’a que des gagnants.

Donald Richie

Novembre 2000

Traduit par Annabel Queneau

Films